La Grand Nymphe, Mike et Lake Life : Trois façons de questionner la position du spectateur.
Si en France, le Festival d’Avignon transforme la ville, le Kunsten Festival des Arts de Bruxelles semble parfois vouloir transformer le spectateur. Un parcours d’une seule journée, entre les créations de Lara Barsacq, Dana Michel et Kate Mackintosh suggère fortement que la programmation des directeurs artistiques Daniel Blanga Gubbay et Dries Douibi cache là une ambition fort intéressante. Et Lara Barsacq poursuit, en créant pour la troisième fois une pièce à La Raffinerie (gérée par Charleroi Danse), sa route à travers l’histoire des Ballets russes, traçant une voie féminine là où tout est écrit et documenté du point de vue masculin, alors que Dana Michel crée Mike, un solo en suspensions diverses qu’elle interprète trois heures durant dans un personnage d’homme, où elle subvertit un modèle de société productiviste, de toute évidence masculin.
La Nymphe jouit-elle ?
En créant en 1912 L’Après-midi d’un Faune, Vaslav Nijinski cherchait-il le scandale ? Lara Barsacq pose la question, mais ne s’oblige pas à y répondre. Comme dans ses pièces précédentes consacrées aux Ballet russes, l’ancienne interprète de la Batsheva renverse le point de vue sur l’histoire de la danse. Après avoir œuvré pour nous rappeler les rôles importants joués par Ida Rubinstein et Bronislava Nijinska, elle tourne son regard en direction de La Grande Nymphe, personnage excitant le Faune jusqu’à son éjaculation finale, suite au duo séducteur dansé avec Lydia Nelidova. On dit qu’Ida Rubinstein avait refusé le rôle – pour des raisons artistiques. « Et la Nymphe a-t-elle joui aussi ? » demandent Lara Barsacq et sa partenaire Marta Cappacioli. La réponse ne peut qu’être « non, ou bien en secret, peut-être ».
Aussi l’arrière-grand-nièce de Léon Bakst, lequel est une fois de plus le décorateur historique de la pièce en question – mais ici Barsacq n’en fait plus un sujet, ni d’Ida Rubinstein par ailleurs – questionne la condition féminine et la liberté sexuelle. Et une fois de plus, elle croise l’entrée dans l’histoire des Ballets russes avec le vécu des interprètes. Le ton est libre, l’approche ludique et l’histoire vivante comme jamais. La méthode Barsacq se peaufine et devient une signature, un vrai repère dans le paysage chorégraphique, sans prétention et de ce fait abordable même pour un public sans connaissances en matière d’histoire de la danse. Car au lieu de répandre un savoir à partir d’une position de chercheuse, Barsacq amène le spectateur sur le chemin de ses propres explorations et partage avec lui sa propre intimité autant que le making of du spectacle.
La Nymphe, c’est nous-mêmes
Sur le même mode, Barsacq partage avec nous son apprentissage des rollers, dans la Cour du Louvre, sur les traces des inspirations de Nijinski – les vases grecs avec leurs représentations de poses et gestes – jusqu’à réinventer ces danses en duo avec Cappacioli, laquelle part finalement dans un solo en tant que Nymphe « revenante, un peu zombie », voire « très affamée », en réponse à la question « quelle Nymphe serais-tu », alors qu’un trio féminin interprète le Prélude à l’après-midi d’un Faune de Debussy. Et comme il s’agit des Nymphes, Barsacq pose la question de leur droit à l’épanouissement sensuel. Sans payer de mine, l’érotisme et l’intime deviennent le sujet des conversations entre les interprètes. Si elles ne vont pas jusqu’à ouvrir le débat à la salle, c’est tout comme et le public est subtilement guidé sur une voie intime et personnelle pour aborder l’œuvre historique.
Apparemment ingénues, les pièces de Barsacq sont des œuvres entières et totalement libres, des millefeuilles où se mélangent l’histoire, le féminisme, l’intime, le chant, les références picturales, le DJing, la vidéo… Ce qui, au lieu de compliquer l’approche, permet d’aborder des sujets et débats complexes sans que l’équipe sur le plateau ne perde son naturel ni son apparente spontanéité. Accompagnant les danseuses dans leurs investigations, le spectateur interroge à son tour le rapport entre son intimité et l’histoire de la danse. Et celle-ci ne passe plus par la théorie, mais par l’émotion. La Grande Nymphe se libère pour libérer nos contemporains.
Mike = Michel
Chez Dana Michel, l’intime est un chemin vers le questionnement de la condition féminine, la sexualité ou le rapport au quotidien. Aussi ses thèmes concernent directement la vie du spectateur. En créant Mike au Kunsten de Bruxelles, la Montréalaise déplace con curseur en direction d’un quotidien où l’individu se voit formaté, censuré et asservi : Nous voilà au travail ! Nous sommes venus pour observer Mike, un manutentionnaire, livreur, employé de bureau ou d’entrepôt, voire technicien de surface… Mike s’attèle à des tâches simples mais laisse chacune en suspens, passant à autre chose sans jamais se précipiter. A la fin, il contemple son « œuvre ». Et semble apaisé.
Au cours de sa journée de travail, Mike passe d’un espace à un autre, disparaît, réapparaît de façon imprévisible. Le public l’observe, le suit à travers les couloirs ou escaliers ou bien reste assis en attendant que Mike revienne. On a le temps. Trois heures en tout, mais on peut faire exactement comme Mike : sortir et revenir selon l’inspiration du moment. Au cours des trois heures, Dana Michel se change parfois en enlevant le haut de ses diverses tenues de travail, et si quelqu’un n’était pas au courant, il ne découvrirait qu’à ce moment-là que ce Mike est en vérité Michel (bilinguisme tout naturel au Québec) et donc Dana. Encore faut-il l’avoir suivi.e au bon moment…
Surréalisme québécois
Avec sa coupe de cheveux masculine et ses mouvements drôlement légers et d’une douce poésie, le personnage évoque un Pierrot moderne, un être sensible qui ne trouve pas son chemin dans cet univers où on lui demande d’être efficace et logique. A quoi ce Mike rêve-t-il dans ses tenues qui frôlent le clownesque ? D’où vient son incompatibilité d’humeur avec les injonctions du système productiviste ? Quand il prend une pause, celle-ci se transforme en pose, telle une plongée dans un autre espace-temps où les objectifs ne se mesurent pas par échelles industrielles, passant de l’autre côté du miroir comme par un wormhole intérieur.
Avec Mike, Dana Michel pratique un art de la subversion qui n’est pas sans dialoguer avec l’esprit de Magritte ou autres ouvertures surréelles dans le quotidien. La création de ce nouveau solo était donc parfaitement à sa place à Bruxelles, dans les espaces blancs du MAD, un centre de la mode et du design. Et parfois, quand Mike s’était une fois de plus éclipsé.e, le public devenait le sujet de cette performance, par sa simple présence, décidant de s’offrir un moment de suspension, le personnage restant présent dans son esprit, suspendu entre présence et absence, le féminin et masculin, la tâche et le détachement. Dana Michel réussit ici un acte d’équilibrisme qui fascine par sa subtilité et sa pertinence poétique.
Rencontres de spectateurs
La Bruxelloise Kate McIntosh a travaillé avec des chorégraphes comme Wendy Houstoun, Meryl Tankard, Michèle Anne de Mey ou encore Simone Aughterlony. Dans ses propres créations, elle investit le champ entre performance, théâtre, vidéo et installation. Toujours à la lisière donc, et cette fois, en créant au Kunsten Lake Life, elle se situe même entre le spectacle pour adultes et enfants. Et le public est le sujet, à partir d’une histoire inventée au sujet de créatures symboliques, capables de changer de forme telle une masse fluide et transparente. Les spectateurs sont ici les acteurs, dans des face à face, en cercle, en s’approchant lentement pour se confier à une personne inconnue sur ce qu’on aurait aimé faire autrement dans sa vie et autres questions un brin déstabilisantes.
Mais il s’agit bien de briser l’immobilisme intérieur, de repartir à l’idée de pouvoir réimaginer sa vie autrement. L’exercice qui ne manque pas de pédagogie se déroule dans une scénographie de Nadia Lauro, un tapis très coloré qui suggère une anamorphose et rappelle en cela les sols qu’elle avait créés en 2012 pour Augures d’Emmanuelle Huynh et en 2018 pour Stytchomythia, pour Zeena Parkins. Mais il s’agit d’un lac métaphrique, et on se trouve sur et dans la scénographie. Impossible alors de vérifier si un effet anamorphique peut se produire de l’extérieur. Par contre, le public est ici le sujet-même d’un Lake Life imaginaire, le topos sur les Changelings, ces êtres gélatineux en transformation permanente, basculant rapidement vers l’interrogation des participants. Et on se laisse volontiers guider les yeux fermés jusqu’à ce qu’on parte en roulades sur la moquette synthétique. Les enfants doivent apprécier. Dommage qu’ils n’étaient pas venus, laissant les adultes entre eux…
Thomas Hahn
Spectacles vus le 19 mai au KFDA, Bruxelles
En tournée :
La Grande Nymphe de Lara Barsacq
3 juin 2023 KLAP Maison pour la danse, Marseille
Mike de Dana Michel
Montpellier Danse, les 3 et 4 juillet 2023