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« Laborious Song » de Daina Ashbee

En proposant cinq pièces de Daina Ashbee, le festival Montpellier Danse permet de façon tout-à-fait inédite de découvrir les lignes de force et la cohérence interne de la démarche créative d'une artiste dont l'univers se révèle particulièrement singulier.

Après ces pièces en forme de manifeste féminin, (lire nos critiques : Unrelated  et Pour) il était intrigant de savoir ce que Daina Ashbee pourrait proposer à un homme. Si tout ce qui fait le « style » de la chorégraphe s'y retrouve –la nudité, la répétition jusqu'à l'épuisement, l'intensité, le silence, la lumière, etc – la pièce ouvre d'autres perspectives. 

Il y a d'abord le dispositif. Le choix d'une installation bi-frontale renforce la théâtralité du propos. Tant Unrelated que Pour se déroulaient en configuration traditionnelle par une manière de convention. Cela n'avait pas d'importance sinon qu'il fallait que le public soit proche pour capter l’ intensité de l'accroche du regard. L'une des interprètes confiait que c'était le moyen le plus efficace pour dépasser toute gêne face à la dimension incontournablement sexuelle des propositions. Ici, le choix signifie que le regard du spectateur importe et, de fait, l'impeccable Benjamin Kamino cherche peu, contrairement à ses consœurs, la confrontation avec les yeux qui pèsent sur lui. Il est dans la lutte avec l'espace qui se dessine entre les deux gradins.

Tout le début de la pièce repose d'ailleurs sur un arpentage du pourtour de l'espace scénique, en pas chassés marqués d'arrêts, puis de reprises. Quelque chose d'affecté dans le naturel rappelle la performance de Bruce Nauman, Walking in an Exaggerated Manner (1967-68) mais en version plus athlétique. Car si Benjamin Kamino arpente, c'est aussi en forçant les pas, les traits, les efforts. Au bout d'un quart d'heure à ce rythme, la fatigue se fait sentir. Il va alors poursuivre sa mesure du sol, mais de tout son long, par un jeu de chutes suivi d'un balancement spectaculaire qui répond comme un écho à la violence de l'écrasement au sol. Le bruit mat de chair nue heurtant le tapis possède une force dramatique douloureuse. Cela dure, sans trêve sinon un court répit quand il change de côté. Près de vingt minutes de ce traitement contre le sol : l'harassement monte et une empathie profonde gagne l'assistance. Si l'on prête attention au souffle des autres spectateurs, une légère apnée d'appréhension précède chaque nouvelle chute, chaque nouvelle épreuve physique. On finirait par en oublier qu'il s'est mis à pleuvoir, ou plutôt que le bruit de la pluie a envahi la salle. Chose rare chez Daina Ashbee, le son est là, présent, et sa fonction dramaturgique évidente. Un bruit de pluie intense, puis de tempête torrentielle, un déluge dont la puissance sonore finit par couvrir les hurlements douloureux du danseur confronté à la dureté de son arpentage sans fin. Le déluge couvre tout. Puis le noir et le silence. Mais la lumière revient brièvement avec les chants des oiseaux sur la scène vide et paisible.

Pas d'affirmation féminine, pas de mise en évidence du charnel. Contrairement aux propositions précédentes la nudité possède ici ce quelque chose de naturiste qui fait le charme de l'innocence : le corps masculin ne revendique pas –en aurait-il besoin–, il n'est que l'outil d'une tentative de conquête de l'espace, il arpente et s'échine, voire échoue, dans cette mesure du monde à laquelle il s'est aventuré ; et cette confrontation échoue, malgré tous ses efforts face aux forces de la nature qui le balaient. On a le droit d'y lire jusqu’à une métaphore, même inquiétante !

Alors, série en cours dirait un commentateur sportif… Si ce cycle Daina Ashbee devait n'apporter qu'une seule information ce serait : à suivre absolument. Rarement en effet une si jeune chorégraphe, elle a un peu plus de trente ans, témoigne d'une telle cohérence formelle. Il y a d'emblée un style Ashbee, dans l'austérité radicale de l'approche scénographique, dans le traitement des éléments systémiques de la création (son, lumière, costume où plutôt absence d'icelui) mais encore dans la qualité de mouvement autant que les processus de composition reposant largement sur la répétition. Sans se répéter jamais, dans chaque pièce, Ashbee fait du Ashbee. Or – et une conversation avec les interprètes de ces nouvelles distributions en témoigne assez rapidement– tout ceci relève d'un projet esthétique médité, maîtrisé et qu'elle sait partager avec ses interprètes.

Reste à voir la suite. Il semble que l'esprit de cette recherche artistique corresponde plus au mode de production et de création français qu’à ceux en cours au Canada. Les directeurs en recherche d'artistes résidents serait bien inspirés de jeter un œil…

Philippe Verrièle

Vu au Festival Montpellier Danse, Hangar Théâtre, le 3 juillet 2021

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