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Forsythe au Ballet du Rhin, trois étapes en forme de question

Le ballet de l’Opéra national du Rhin programme Quintett (1993), Trio (1996) et Enemy in the Figure (1989) trois pièces majeures de William Forsythe créées par le Ballet de Francfort et au cœur du bouleversement que le chorégraphe fait alors subir à la danse. Trois véritables petits pièges à regard, trois petites machines de vision qui sont comme un monde. C’est un événement chorégraphique de les voir réunies en une seule soirée !

Sans préjuger de ce qu'il fera encore – après tout William Forsythe n'est pas si âgé (il est né le 30 décembre 1949 à New York) – sa carrière s'articule autour de deux grandes tendances : Après une période que l'on peut qualifier d'apprentissage, à partir de Urlicht (1976) et qui s'achève lorsqu'il crée Artifact (1984), se développe un vaste chantier d'interrogation sur la nature de ce spectacle appelé « ballet ». Le chorégraphe se dirige ensuite vers des formes plus expérimentales et moins centrées sur la logique spectaculaire (entendre du spectacle dans un théâtre), période qui commence quand William Forsythe quitte le Ballet de Francfort en 2004 et fonde la Forsythe Company en 2005.

Le programme que propose le Ballet de l’Opéra national du Rhin se concentre sur cette première grande période en regroupant trois pièces très représentatives des années 1990, même si elles sont d'une nature assez différente. Enemy in the Figure (1989) et Trio (1996), laquelle fait son entrée au répertoire de la compagnie à l'occasion de ce programme, sont des extraits de grandes pièces (Limb's Theorem (1990) pour la première ; Six Counter points (1996) pour la seconde. La troisième, Quintett (1993), n'appartient pas à un ensemble mais, quoique traduisant les mêmes interrogations formelles, procède d'une autre démarche de la part du chorégraphe.

Véritable new yorkais et bien qu'ayant effectué la majeure partie de sa carrière en Europe, Forsythe reste un américain. Son passage au Joffrey Ballet a été très bref avant qu'il rejoigne John Cranko à Stuttgart à l'âge de vingt-trois ans. Il danse dans la première création de Jiří Kylián puisque l'un et l'autre sont des « élèves-disciples » de Cranko et il devient, en 1976, chorégraphe résident de la compagnie allemande. Il épouse les préoccupations des chorégraphes européens de cette véritable « école de Stuttgart » sur la « forme chorégraphique ». Cependant, la dimension spéculative et très américaine ne le quitte pas (il diffère en cela de John Neumeier dont le parcours est assez parallèle).

Il y a une efficacité Forsythe. Rien ne se perd, tout s'utilise ; il y a aussi une dimension fractale dans ses pièces : fragments, elles portent aussi le dessin (dessein) de l'ensemble dont elles proviennent. Dans le livret (1996) qui accompagne la résidence que le chorégraphe et sa compagnie tiennent alors au théâtre du Châtelet à Paris (ce fut pendant dix ans une manière de rituel annuel), un texte de l'architecte Aldo Rossi résume bien la démarche. « L'artiste éprouve parfois l'impression que son système, fut-il purement pratique ou technique, se trouve fragmenté dans son œuvre. » Cette année-là, le ballet de Francfort donne Six Counter Points dont Trio constitue la troisième partie… Cette pièce s'achève par une section titrée Two Ballets in the manner of the Late 20th Century, elle-même divisée en deux : Approximate Sonata (1996), et l'ironique (et terrifiant à danser) The Vertiginous thrill of exactitude (1996). Trio constitue donc un élément de cette « réflexion » dont chaque partie existe indépendamment (y compris pour des motifs économiques, Forsythe est aussi américain sur ce plan, « business is business »…).

Trio de William Forsythe par le Ballet de l'Opéra national du Rhin © Agathe Poupeney/BOnR

Il faut donc lire Trio au regard de l'ensemble (la musique de Beethoven répondant à Schubert quand le reste de l'œuvre s'appuie sur le vieux et très « électronique » complice Thom Willems), comme la mise en crise, ironique et amusée, de la taxonomie académique au regard de la forme du « ballet ». Tous les interprètes qui s'y sont confrontés rappellent que si le chorégraphe use des termes et figures de ce que l'on appelle danse classique, le résultat ne ressemble à rien de connu (les danseurs de l'Opéra pour lesquels il a beaucoup créé soulignaient volontiers qu'ils y gagnaient des courbatures inédites). Il faut donc de l'usage en la matière et la fréquentation ancienne de la danse de Forsythe par le Ballet du Rhin tient aussi de label de garantie. Danser Trio demande de connaître cette machine à dérégler l'œil et le corps qu'est la danse de Forsythe.

Il y a du révolutionnaire dans Forsythe, mais en sachant qu'une révolution revient, astronomiquement, toujours au point d'origine, et Bruno Bouché qui dirige le Ballet du Rhin depuis 2017 et a beaucoup côtoyé le style Forsythe durant ses années d'Opéra de Paris le mesure parfaitement, autant qu'il entend ce que cela signifie pour le spectateur.

Quintett de William Forsythe par le Ballet de l'Opéra national du Rhin © Agathe Poupeney/BOnR

Car le spectateur y est aussi étrangement sollicité. Enemy in the figure, créé séparément, est intégré en 1990 dans Limb's Theorem dont il devient la partie centrale et l'adjectif est à entendre au sens le plus complet. La scénographie comme les costumes – l'un et l'autre très importants– y concourent à brouiller en permanence le regard du spectateur. Les interprètes y semblent sur le point d'être submergés par la convulsion générale, rien ne paraît exactement répondre à ces limites quand tout pourtant à l’air d’être « à jour » (et même sur-éclairé), tout est rendu incertain malgré que rien ne semble caché. Plus que jamais, « Bienvenue à ce que vous croyez voir », phrase présente dans Artifact devenue mot d'ordre d'alors de Forsythe n’est apparue mieux incarnée…

Quintett (1993), à première vue, ne relève pas du tout de cette veine. Plateau vide ou presque. Musique minimale ou presque. Apparemment pas de construction sinon une succession de soli qui se poussent, d'arrivées en arrivées, jusqu'au quintette, sans que cela constitue un quelconque apogée. Un épurement. Un clochard que le compositeur Gavin Bryars enregistra presque par hasard y éraille « Jesus' Blood Never Failed Me Yet », comme un psaume dérisoire, la danse suit une manière de vie propre. Mais au fond, un miroir rond, sur un support dirigé vers une trappe dans le plancher. Quelque chose, peut-être, là-dessous, dont nous ne savons ni ne saurons rien. Comme pour In the Middle Somewhat Elevated (1987) qui n'est peut-être que la répétition d'une œuvre qui se déroule ailleurs, personne ne sait jamais où se situe ce spectacle de référence qui sous-tend celui que nous voyons. Peut-être sous le plancher comme dans Slingerland (1990) avec ces têtes surgissant du plancher. Mais l'escalier qui s'ouvre dans la scène de Quintett tient de l’intercesseur entre les deux univers par la vertu d'un miroir.

Ou bien est-ce le besoin qu'a ressenti Forsythe d'exprimer sa douleur alors qu'il vivait alors une perte personnelle très dure… Toutes les réalités sont justes. Bienvenue à ce que vous pourrez voir !

Philippe Verrièle

Strasbourg, Opéra du 27 février au 2 mars
Mulhouse, La Filature (Quinzaine de la Danse) | 14 et 16 mars

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