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Festival Trente Trente : Prototypes de l’humain

Quelle place pour l’humain et le corps dans le monde de demain? Une exposition performative dans l’esprit de Jan Fabre. 

Dans quel monde vivrons-nous dans vingt ans ? Quelle sera la place du corps et de l’humain à l’ère où plus rien n’échappera au numérique ? Dans quels états nous mettront les bouleversements qui s’annoncent aujourd’hui ? Ces questions ont donné lieu à une Carte blanche par Trente Trente à Annabelle Chambon et Cédric Charron, deux fidèles de Jan Fabre et du festival dirigé par Jean-Luc Terrade. Ensemble, on les a vus entre autres dans Je suis sang de Fabre, et le chorégraphe belge leur a également offert des solos : Chambon est l’interprète de Preparatio mortis, et Charron celui d’Attends attends attends (pour mon père)

En réponse à la Carte blanche proposée par Terrade, les deux ont décidé de choisir à leur tour des artistes contemporains et chorégraphiques pour créer des propositions sur le thème de l’humain de demain, en travaillant avec les étudiants de l’Ecole des Beaux-Arts de Bordeaux, et de proposer à la curatrice et productrice Emilie Houdent (l’ancienne responsable de production  au département spectacles vivants au Centre Pompidou) de mener au préalable une réflexion avec les étudiants sur les rapports entre le corps, l’art et le réel. Au résultat, ils ont mené à bien leur projet d’une exposition performative

Aller à la pêche aux talents, mettre le curseur sur la découverte et l’imprévisible. Et donc, prendre tous les risques en matière artistique. Si tant est que l’on veuille soumettre à une quelconque obligation de résultat les artistes appelés à travailler avec des dizaines d’étudiants des Beaux-Arts de Bordeaux. Ce qui n’aurait que peu d’intérêt. Le but de l’opération était plutôt de se mettre à l’écoute d’une génération qui devra vivre avec la montée des océans et l’hybridation de l’humain par la technologie et de leur permettre de faire une expérience artistique pratique et formatrice. 

Laboratoires et imaginaires

La recherche et l’expérimentation sont autant scientifiques qu’artistiques. Pour les deux, l’imagination est fondamentale, autant que la faculté de poser les bonnes questions. Où le but n’est pas d’obtenir la bonne réponse, mais une multitude de réponses probables, autrement dit, des scénarios. Dans le cas présent, nommé Les Prototypes du vivant, les scénarios développés au sein des différents laboratoires étaient sociétaux, émotionnels et sensoriels, alternant entre le poétique et le didactique. Pour le visiteur, il y avait au total huit étapes à franchir, un chiffre au juste milieux entre les sept péchés capitaux et les neuf cercles infernaux de Dante. On se trouva alors face à une série de scénarios scientifiques, apocalyptiques, fantasmagoriques ou faisant le lien entre les technologies du passé et celles de l’avenir.

Meilleur exemple: le film 16 mm à la rencontre du numérique, créant une sorte de laboratoire de Frankenstein constitué de pellicule, de projecteurs et d’écrans d’ordinateurs. Sous l’égide de Bertrand Grimault, féru de cinéma expérimental, commissaire et programmateur indépendant, on se croyait un peu chez Jan Fabre, et plus précisément chez le guérisseur survolté de son propre film, Doctor Fabre will cure you, promesse qui fait froid dans le dos, comme cette installation entre arts plastiques, médias et performance fut troublante. 

Utopies apocalyptiques

Ensuite, quelques sensations apocalyptiques. Le créateur sonore Johann Loiseau (fort de collaborations avec La Coma, Hamid Ben Mahi, Carlotta Ikeda et beaucoup d’autres) a chapeauté l’équipe d’une installation performative où des lambeaux de corps de poupées s’animent dans un tas de déchets représentant les paysages à venir. Le moins qu’on puisse dire est que cette génération d’étudiants n’est pas portée sur l’utopie radieuse. 

Et c’est tant mieux, si on en croit la cellule qui a travaillé sous l’égide d’Elizabeth Saint Jalmes, performeuse, vidéaste, plasticienne, dessinatrice etc., régulièrement présente au Centquatre-Paris, au Générateur de Gentilly et tant d’autres. Le scénario ici mis en action est celui du Salivalisme, une approche totalitaire du système de santé par le biais de la salive, un monde aux accents orwelliens, où l’idéal d’une société parfaite débouche sur un moralisme assez insupportable, un cauchemar à la science médicale infuse dont on sort heureusement après quinze longues minutes.

Dina Khuseyn, jeune chorégraphe bordelaise d’origine russe, s’est emparée du grand escalier, l’unique endroit de cette exposition à permettre un jeu avec l’architecture. 

Elle ne s’en est pas privée, orchestrant un parcours de haut en bas sur quatre étages, ajoutant à la verticalité de l’espace une installation plastique horizontale, une trame suspendue répondant à l’architecture de l’escalier. Par leurs combinaisons blanches de protection, les performeuses rappelèrent les dangers d’une société technologique, déshumanisée et aseptisée. Mais il y eut leurs chants ataviques pour dire la résistance de nos racines, malgré leurs glissades dans la cage d’escalier. Une fois arrivés au sous-sol on se trouva, tous ensemble, à mettre une main sur la terre et les racines. Et la poésie fut.

Quelle place pour le mythe ? 

Autre artiste associé, le metteur en scène Yacine Sif El Islam a conçu avec son groupe d’étudiants une installation dont les hommes ont disparus. Où les cellules de prison sont vides. Et partout des cartels qui nous rappellent qu’ici, une femme a été réduite à sa nudité médiatisée, que des violences ont franchi les limites de l’insupportable. 

On a joué Actéon, juste avant. Que s’est-il passé après ? Le mythe du passé a-t-il été considéré comme trop subversif, dans cette société à venir ? Cette troupe clandestine a-t-elle été détectée, démantelée, déportée ? Sur l’une des feuilles, cette question: « Pourquoi abandonnons-nous ? » 

Après Actéon, la Méduse. Esther Sauzet l’incarne dans une installation performative, entre séduction et dégoût. Conçu avec Jeanne Clarieux, Des Méduses interroge la place du mythe dans cette société future, telle une créature fantasmagorique. Voilà un objet d’un design qui se veut parfait. Mais cet objet détourne l’esthétique de la séduction. Est-ce le dernier recours d’un imaginaire qui échappe au contrôle total, moral et esthétique ? Le dégoût surgit de l’intérieur de la Gorgone et avec lui un dernier repaire de la subversion par la vérité. La description scientifique de l’énergumène et de son espèce en voix off accentue encore la force de résistance. 

Terminons ici sur une note optimiste: Avec son groupe d’étudiants, la chorégraphe Sophie Dalès qui travaille entre Bordeaux et Montréal, ancienne interprète de Dave St-Pierre, a mis sur le plateau un jeu de séduction nouveau et forcément libéré des stéréotypes imposés. Car voilà, les combinaisons couleur chair sont censées gommer les identités liées aux sexes.

C’est carrément d’une « séduction non genrée » qu’il s’agit et bien sûr d’une danse qui va avec. Et bien sûr qu’un tel vêtement ne suffit pas pour dissimuler le genre, bien sûr qu’il faudrait pour cela réinventer le corps humain ou bien lui faire une violence singulière.

Et bien sûr que ces hermaphrodites auraient encore du chemin à faire pour devenir vraiment séduisants, ou bien muter pour créer une espèce nouvelle. C’est pourquoi l’échec (au 2degré, en mode beckettien) de cette expérience utopique est une bonne nouvelle. Si de tous les scénarios cauchemardesques imaginés, nous pouvions au moins échapper à celui-ci…

Thomas Hahn

Festival Trente Trente, le 23 janvier 2020 Bordeaux, École des Beaux Arts. 

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