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« Farci.e » de Sorour Darabi

Lorsque le spectateur prend place sur les gradins du studio Cunningham de l'Agora de la Danse à Montpellier, une chaise et une table lui font face à l'avant du plateau. A cet instant, le dit spectateur pourrait céder à quelque préjugé. Sorour Darabi, jeune artiste iranienne, fraîche émoulue de la formation e.x.er.c.e du Centre chorégraphique national de Montpellier, s'annonce préoccupée par les questions de genre, dans la note d'intention de Farci.e, sa première pièce post-formation réalisée en France.

Sur pareilles questions, de la part d'une artiste de ce profil, on se dit que la forme choisie pourrait être celle de la conférence détournée. On n'a rien contre a priori. Si ce n'est que dans ce contexte esthético-intellectuel très tendance, il y aurait peut-être à craindre une forme plutôt convenue, en définitive. 

Or Sorour Darabi fait une entrée toute dérobée, par une porte à peine entrebaillée, tout au fond du studio. Il est 14h. Les fenêtres inondent l'espace d'une lumière crue. Etrangement, plutôt que la clarifier, cela brouille la perception qu'on a de l'apparition, déjà insolite à sa manière, de la supposée conférencière. Rien pourrait ne se passer comme prévu. Les attentes pourraient être déjouées.

 

C'est avant tout un corps présent qu'il s'agit de découvrir, porteur des traces subtiles, vivantes (en terme de pilosité particulièrement), de la mutation transgenre dans lequel il est engagé. Mais c'est encore toute une manière de se déplacer, à la façon d'un défi lancé aux évidences. L'artiste avance sur des pas croisés, d'abord dignes d'une ballerine, mais dans de grosses chaussures de sport. Ses coordinations sont à ce point marquées, déroulées du pied à la tête, que son contour de silhouette taquine le déséquilibre. On y trouverait presque un rien d'inflexion burlesque, derrière le visage faussement impassible de la performeuse.

Encore debout, elle adresse un simple « bonjour » à l'assistance. Cela d'une voix claire, mais haut perchée, qui excite l'attention, sous son duvet devenu amorce de barbe. On remarque aussi que Sorour Darabi porte ici la même chemise, follement élégante, que celle avec laquelle il.le déambulait les jours précédents dans les locaux de Montpellier-Danse. Cette transition invariante de  la tenue quotidienne à la scène, est un signe minuscule qui ne dit pas rien, semble-t-il.

La performeuse – le performeur, est à présent assis.e à la table. Les choses sérieuses pourraient commencer. Il.le dispose d'un texte imprimé formant une pile de papiers bien ordonnés, d'une épaisseur respectable. On est curieux a priori des développements annoncés pour cette conférence. Car, dans ses textes de présentation, Sorour Darabi a confié comment au moment d'adopter la langue française il.le fut embarrassé.e, au constat que les désignations d'objets y connaissent des assignations de genre, masculin ou féminin, de surcroît énigmatiques. Le vagin féminin s'énonce au masculin, quand la verge virile s'exprime au féminin. En langue farsi, le neutre existe, s'attachant à la matérialité. Bien entendu, le titre Farci.e de cette performance renvoie à cette problématique.

Or on n'en saura pas plus. Sorour Darabi ne prononcera pas un mot, en fait. Les papiers de la conférence pressentie se rebiffent, collent, se déchirent, tombent, tandis que son corps est habité de formes de longs hoquets, distorsions des masses, contorsions subtiles sur chaise et contre table, peuplant tout d'une singulière étrangeté. Transition permanente.

Il y a toujours de la loi dans le texte. Noyant cela à l'aide d'une bouteille d'eau, l'artiste s'emploie à assimiler cet implicite, le détourner, le dépasser. Cela de la manière la plus concrète du monde : en dévorant peu à peu, littéralement en portant à sa bouche, mastiquant et avalant, bout par bout, la matière même du support de papier, devenue mélasse, mais aussi la portée symbolique de ce qui s'y trouvait imprimé.

Même en ayant en tête la pièce Manger de Boris Charmatz, rien ne laissait présager cette action de radicale incorporation des partitions du langage dont les corps sont également pétris. On s'y confronte, l'esprit à moitié réjoui par cette insolente impertinence, et fortement respectueux de ce moment d'intelligente audace. Sorour Darabi n'aura qu'un second mot pour conclure : « Merci ».

Gérard Mayen

Spectacle vu le 2 juillet 2016 dans le cadre de Montpellier Danse.
 

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