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Diversité à l’Opéra de Paris : Le rapport

Largement consacré au Ballet et à son Ecole, le rapport sur la diversité à l’Opéra de Paris se rattache à un vaste et complexe champ de questions qui touchent l’ensemble du spectacle vivant. Nous en livrons ci-dessous une synthèse, enrichie de larges extraits (les intertitres étant ceux du rapport). 

C’est peu dire qu’il était attendu. Plusieurs fois retardé, le rapport sur la Diversité à l’Opéra de Paris de l’historien et universitaire Pap Ndiaye, et de la secrétaire générale du Défenseur des Droits Constance Rivière, a été rendu public lors d’une conférence de presse par zoom le 8 février dernier. Ce mémoire d’une cinquantaine de pages est complété par un rappel des préconisations énoncées, de la lettre de mission d’Alexander Neef, directeur général de l’Opéra de Paris, aux deux rédacteurs, et du manifeste « De la question raciale à l’Opéra de Paris » lancé à l’été 2020 par une poignée d’artistes - notamment danseurs - et salariés de la maison. 

L’analyse des deux auteurs repose sur un constat sans appel : « L’Opéra national de Paris n’est pas un lieu de diversité. Disons-le franchement : dans l’ensemble, c’est un monde blanc fort éloigné de ce à quoi ressemble la société française contemporaine ». Au fil d’une réflexion nourrie par une centaine d’entretiens dans et hors de la maison, ils abordent les différents domaines dans lesquels s’exerce cette discrimination et soumettent une liste de dix-neuf propositions, allant des plus immédiates et concrètes jusqu’aux grands chantiers pour l’avenir.

Comment représenter les œuvres ?

Au chapitre des premières, il est préconisé d’ « inscrire de manière permanente l’adaptation des outils de travail aux différentes couleurs de peau ». Autrement dit : « Concernant les danseuses et danseurs de couleur, alors que les pointes, collants, justaucorps et bandages proposés aux danseurs du Ballet et de l’École de danse ont longtemps été blancs ou roses, sans considération de leur pigmentation, l’Opéra national de Paris s’est d’ores et déjà engagé à proposer une plus large palette chromatique. Les premiers essais ont été faits, à la satisfaction des danseuses comme des costumières. Des maquillages adaptés ont aussi été commandés et des solutions sur mesure pour le coiffage sont prévues. Au-delà des produits, des formations seront à prévoir, pour les techniques de coiffage, mais aussi, par exemple, pour les techniques d’éclairage des peaux non blanches, afin d’éviter la situation rapportée notamment par une danseuse à qui l’on demandait de se blanchir pour « prendre la lumière ». A la demande des signataires du Manifeste (quelque trois cents au total sur l’ensemble du personnel), cette démarche a en effet été engagée depuis quelques mois, notamment à l’occasion du Gala incluant le Défilé du corps de ballet, diffusé en janvier 2021 sur le site de l’Opéra.

Le rapport enjoint aussi de « proscrire définitivement à l’écrit comme à l’oral l’usage de termes racistes pour désigner des lieux comme des personnages ». Sont pointées ici « les micro - agressions (questions déplacées, petites « blagues », surnoms douteux…) liées à l’usage de certains termes offensants, qui étaient habituels dans le passé, (et) ne sont plus acceptables aujourd’hui. Ainsi, comme le rappelle le Manifeste, l’expression « Carré des négresses » est encore parfois utilisée à l’oral en interne pour évoquer un espace du Grand Escalier qui a pourtant officiellement été rebaptisé le « Carré des cariatides » il y a plusieurs années. » Autre exemple emblématique, le mot « négrillons » dans la fameuse Danse du même nom dans La Bayadère a été supprimé par Benjamin Millepied et remplacé par l’appellation « danse des enfants ». Tout en étant conscients de l’ampleur et de la difficulté de la tâche - « purger les livrets de tout ce qui pourrait être offensant (…) risque d’être sans fin » -, les signataires indiquent qu’ « il est néanmoins souhaitable de tenir compte des sensibilités contemporaines en procédant aux explications et contextualisations nécessaires.»

Blackface, yellowface, brownface

Dans la même veine, il est selon eux nécessaire de « proscrire sur scène le blackface, le yellowface et le brownface à l’Opéra national de Paris. » A l’appui de cette injonction sont cités, outre La Bayadère évoquée plus haut, plusieurs ballets : Raymonda, avec son personnage de cheikh arabe Abderam, Petrouchka, dont le Maure « est méchant et d’une bêtise abyssale : il tombe en adoration fétichiste d’une noix de coco qu’il n’arrive pas à ouvrir avec son sabre. Ce personnage noir accompagné de sa noix de coco, aux traits souvent très accentués, s’inscrit quant à lui dans le blackface hard (…) Le Maure de Petrouchka est un Jim Crow de minstrel show. » (Notons au passage que le fait qu’il s’agisse d’une marionnette, mise en scène aux côtés de personnages tout aussi caricaturés et ‘chosifiés’ (la Ballerine et Petrouchka lui-même), ne constitue visiblement pas une circonstance atténuante…). Quant au yellowface, il est épinglé dans les danses chinoise et arabe de Casse-Noisette, qui relèvent d’une « racialisation, en particulier pour la première. Dans la danse chinoise de la production de Noureev, les danseurs sont maquillés, parfois affublés de longues moustaches de style mandchou, avec une gestuelle des plus embarrassantes

Conscients de s’aventurer là sur un terrain miné, les deux rapporteurs précisent : « Il n’est pas question d’oublier ce qu’est l’art en tant que liberté, en tant que transformation, et donc de préserver le périmètre de l’intention et du geste artistique. La lutte contre les discriminations ne peut pas se faire au détriment de la liberté de création. Mais au fil de nos auditions, nous n’avons à aucun moment été convaincus que la pratique du blackface pouvait, en tant que telle revêtir une nécessité artistique, ni que son abandon pourrait heurter la liberté artistique. Il nous semble au contraire qu’elle est le plus souvent une facilité non réfléchie, et que sa mise à l’écart permet d’ouvrir un nouveau champ de création et de liberté. Peut-être, dans le futur, un metteur en scène s’emparera-t-il de cette pratique pour mieux la retourner et la mettre en abîme, mais nous n’en sommes pas là. Dans l’immédiat, il importe de déclarer nettement cette chose simple et attendue : on ne se grimera plus pour jouer au Noir ou à l’Asiatique à l’Opéra national de Paris. » Et de conclure « Encore une fois, il ne s’agit pas de proscrire l’utilisation des maquillages, qui sont, avec les costumes, des éléments précieux du jeu théâtral, mais d’écarter un maquillage à visée racialisante. Ce n’est pas le maquillage en général que nous remettons en cause, c’est la finalité de celui-ci. »

D’autres pistes sont suggérées, comme de « modifier les gestuelles des bras et les mimiques, supposément chinoises (…) de manière à éviter les caricatures offensantes. En bref, « l’imagination des metteurs en scène est requise pour formuler des propositions, finalement bien plus intéressantes, inclusives et ouvertes que le pauvre grimage.»

Le ballet blanc

Plus généralement, il est temps de dépasser l’idée que « le blanc serait le neutre, voire l’universel », tel un « impératif d’uniformité chromatique ». Donc « cesser de blanchir les peaux dans le ballet classique », y compris dans les fameux ballets et actes blancs, « notions qui doivent être repensées pour que la grâce et l’harmonie qui s’en dégagent n’aient plus rien à voir avec la couleur de la peau des danseuses ». Ce qui suppose « que puissent se produire dans les chorégraphies de l’Opéra national de Paris un nombre bien plus important de danseurs de couleur : ainsi seulement l’« exceptionnalité » de leur corps ne fera plus question. » Curieusement (dans la mesure où ce n’est pas vraiment l’objet du rapport), est également encouragée « la commande d’œuvres de danse sur pointes qui perpétuent le vocabulaire de la danse classique, corps tirés vers le haut, qu’il s’agisse d’œuvres néo-classiques ou modernes », afin que « l’Opéra national de Paris soit un moteur de la réinvention de la danse classique ». Bonne nouvelle, sans doute à mettre en lien avec une autre préconisation, qui recommande d’ « ouvrir les invitations à metteurs en scène et chorégraphes issus de la diversité », puisqu’ « aucun chorégraphe noir n’a été jusqu’à présent invité à travailler avec le Corps de Ballet » (pas plus, côté lyrique, que des metteurs en scène, librettistes ou compositeurs non blancs). 

L’École de danse et le Corps de Ballet

Pareilles mesures impliquent de prendre le problème à la base, c’est-à-dire au moment de la formation des artistes. Dans cette démarche, « l’Opéra national de Paris a un rôle de moteur à jouer », notamment vis-à-vis des conservatoires et écoles. Sur l’Ecole de Danse de Nanterre, « au cœur du sujet », les rapporteurs soulignent qu’elle « n’a jamais compté de professeurs de couleur et ne compte que très peu d’élèves de couleur, et à notre connaissance jamais plus de deux dans une classe ». Ils recommandent de « privilégier une organisation de l’École beaucoup plus tournée vers l’extérieur, ce qui suppose probablement de repenser le projet de l’établissement ainsi que l’accompagnement qui lui sera nécessaire pour y parvenir ». Enjoignant de « mettre en œuvre une réforme substantielle du concours d’entrée », ils proposent d’augmenter les candidatures d’enfants issus de la diversité grâce à deux leviers : revoir tout d’abord certains des critères anatomiques de recrutement - tels que les pieds cambrés - « qui sont susceptible d’être lestés de considérations indirectement discriminantes. Ce n’est pas dire qu’il y aurait actuellement une volonté discriminante explicite (ce n’est pas le cas) ; mais il existe encore des biais qui peuvent aboutir à une discrimination indirecte (…) des enfants non blancs ; et en parallèle, « aller à la rencontre » des talents potentiels là où ils résident, y compris Outremer, via un « décentrement géographique » des auditions. Le stage d’été organisé chaque année par l’Ecole pourrait participer à cette ouverture, en nouant des partenariats avec les collectivités locales environnantes. 

Le tout serait renforcé par « une communication plus offensive sur les réseaux sociaux, dans les écoles et les conservatoires », afin de « faire mieux connaître l’École et de la mettre à portée de rêve de ceux pour qui elle semble inaccessible ». Par ailleurs, « il nous semble que l’École, ou l’Opéra en formation continue pour ses danseurs, gagnerait à mettre en place des cours de chorégraphie, afin de permettre aux artistes qui le souhaitent de s’inscrire dans cette filière de création ». Au final, il importe de « redéfinir le projet d’établissementde l’École de danse, en repensant ses relations avec l’extérieur et en fixant des objectifs de diversité et d’ouverture. Les liens pourraient à cet égard être renforcés entre l’École de danse et la direction de la danse afin qu’un projet commun et cohérent soit construit ». En attendant que ces mesures prennent effet, il convient « à titre expérimental de démarcher des artistes non blancs de haut niveau en France comme à l’étranger, pour les intégrer dans le Corps de Ballet. Un apport de quelques personnes par an pendant cinq ans permettrait ainsi d’envoyer un signe fort de diversification et de créer des ‘rôles modèles’ si essentiels pour susciter des vocations. »

Que faire de ce répertoire ?

Concernant enfin le répertoire, contrairement aux rumeurs ayant circulé ça et là, il n’est pas question de cancel culture, ni de suppression des œuvres politiquement incorrectes. Mais de « renforcer l’accompagnement de la présentation des œuvres du répertoire par de textes, conférences ou expositions à destination du grand public », ainsi que de mettre en perspective historique « des pratiques et représentations promouvant des représentations stéréotypées des non-Européens ». La présentation de l’œuvre au public pourrait ainsi donner lieu à une « contextualisation historique à travers des expositions ou des textes dans les programmes et livrets, débats, colloques ». En amont, il importe « que toute représentation soit précédée d’un travail d’interrogation des œuvres et de recherche de propositions esthétiques impliquant non seulement les metteurs en scènes et chorégraphes mais aussi les interprètes (danseurs, chanteurs, musiciens), et des personnalités extérieures (spécialistes de l’opéra, historiens, anthropologues…). »

Mesurer, objectiver, évaluer

Pour mettre en œuvre ce programme ambitieux, il est indispensable de « créer à l’Opéra national de Paris un poste de responsable diversité et inclusion (…) Il aurait la responsabilité de faire chaque année un bref rapport de situation, de répondre aux questions qui se posent, et de contribuer à l’animation des échanges autour des questions liées au répertoire et aux représentations. Pourrait être nommé à ses côtés, avec un rôle consultatif, un groupe de personnes représentant les différents corps de métiers et des personnalités extérieures. ». En parallèle, s’impose « l’adoption d’un plan de lutte contre le racisme et les discriminations incluant la création d’un dispositif interne de signalement et la désignation de référents pour chaque corps de métier, charge à eux de présenter ensuite leur rôle, et de répondre aux victimes (…). Il serait nécessaire qu’au moins une partie d’entre eux soient issus de la diversité afin de faciliter le passage à la parole. A l’Ecole de danse, un dispositif ad hoc devrait être mis en place, avec une personne dédiée, plutôt extérieure - par exemple un ancien danseur ou une ancienne danseuse, et un élève élu par ses pairs et formé spécifiquement à cette fin. ».

On le voit, la tâche est d’ampleur. Au cours de la conférence de presse, Alexander Neef a fait part de sa détermination à suivre les orientations préconisées. Reste à savoir comment, et quand… 

Isabelle Calabre

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