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Cuba à tâtons (volet III - Fin)

En octobre 2017, notre critique Gérard Mayen participait au colloque Memoria fragmentada, organisé par le département de danse de l'ISA – Instito superior de las artes – à La Havane (Cuba). A cette occasion il a pu explorer le paysage de la jeune création chorégraphique, dans un pays en pleine mutation, incertaine. Nous publions ici le troisième et dernier volet de son reportage.

Ils habitent une île que guettent les regards de la planète entière ; mais restent isolés, sous un régime en transition incertaine. Où se situer ? Comment se projeter ? A La Havane, de jeunes artistes de la danse et de la performance frayent le chemin hésitant de leur indépendance.

Luvyen Mederos rentre d'un séjour de travail en France. Il a pu y suivre la formation Prototype dispensée à l'abbaye de Royaumont, traitant du Corps dansant, virtuose ou amateur. Même sa sœur, qui n'est pas du tout danseuse, a pu y être invitée quelques jours. Explication : Luvyen travaille sur un projet de chorégraphie distribuée dans son entourage ; sa famille, ses voisins de quartier. « Toute la valeur de ce projet réside dans son processus, c'est un cheminement » précise-t-il, avec insistance.

1,64m pour 74 kilos : Luvyen Mederos ferait volontiers penser à un pilier de mêlée. Il a grandi dans une image de la danse comme lieu de construction d'une virilité cubaine héroïque. Aujourd'hui encore, il songe que « partir serait quand même trahir ». Il s'interroge sur la façon d'instiller son art dans une société en pleine mutation. On sent qu'il n'imagine pas faire bouger son île, sans en inventorier les paramètres du réel. C'est autre chose que siroter un mojito avec des touristes à La Fábrica (le grand lieu culturel branché de La Havane – lire notre premier volet).

Son projet de proximité est né en réaction aux nouveaux délires cubains, quand s'annonça la détente des relations avec l'Amérique de Barak Obama : « Il y a eu le défilé de Coco Chanel sur la promenade du Prado à La Habana. Il y a eu le tournage de "Fast and Furious". C'était l'hystérie d'une société prête à s'imaginer toute entière en couverture de Gala ». Et n'a-t-on pas vu Mick Jagger, Lady Gaga, Michelle Obama, au bar de la FAC (du moins un article le mentionne-t-il, en tête du site internet de ce lieu) ?

Luvyen évoque tout cela en arpentant les rues de Guanabo, une cité balnéaire incertaine à une demi-heure de La Havane. Il désigne un enclos bâti, et sa clôture : « Tu vois, il y a quelques années, tu aurais pu traverser ce lopin, alors sans clôture, et si le résident était là, tu aurais pu faire un brin de conversation avec lui. Maintenant, tu contournes la limite d'une propriété privée ». Un dimanche après-midi, Luvyen Mederos réunit les participants de son projet dans le cinéma de la localité, fortement secoué par le récent cyclone.

On se faufile dans le hall, les bureaux, la salle de projection. C'est un musée éphémère, où les habitants ont accepté de confier des documents qui leur sont chers. Des photos d'événements divers, volontiers familiaux ; et pour l'écrit, une avalanche de diplômes, certificats de civisme, d'engagement anti-impérialiste, de participation aux entités révolutionnaires et patriotiques. C'est toute une vision d'un Cuba indentitaire et combattant, dont la mémoire reste vive. Dans ce paysage, Andrès tranche : il relate une vie, somme toute débonnaire et familiale, de gay cubain festif, entre deux âges. Cela existe aussi, même dans une bourgade.

Le travail du chorégraphe ? A tous ces collaborateurs familiers, Luvyen a demandé ce qu'ils pensent qu'est un artiste de la danse. Ce qu'il leur tiendrait à coeur d'exprimer à travers une danse. Et même quelle forme pourrait prendre cette danse. « J'offre mon corps de danseur à ces gens, pour qu'ils deviennent mes chorégraphes, en quelque sorte ». Quand il interprète ces propositions, Luvyen ne peut s'empêcher de retrouver son corps glorieux de danseur impressionnant ; cela marque les limites, mais n'annule pas son effort de redistribution politique et sociale des rôles.

On parle alors avec Laetitia, 47 ans, la femme de ménage de la famille. Elle s'enthousiasme : « Luvyen parle de cette communauté, que nous formons ». Son propre corps, elle le travaille quotidiennement dans la pratique collective du Taï Chi, dans un jardin public ; c'est très courant à Cuba. Artiste ? Au bout du compte, elle est sûre de l'être aussi, pour inventer, pour créer : « D'habitude, je ne fais que des petites chorégraphies festives, entre amies, en famille. Là c'est très intéressant de me voir à l'intérieur de lui, quand il s'envole, mais c'est mon coeur qui vibre ».

La révolution cubaine s'est souciée d'une éducation artistique de la population toute entière. C'est peut-être cela qui se sent quand une autre femme de ménage, occupée au repassage, s'autorise, sans le moindre compelxe, à commenter en direct, voire participer, à un entretien en cours, à la table à côté, avec un autre jeune artiste cubain de la danse : Yanoski Suarez Rodriguez. S'il est assez souvent en résidence en France (comme ces jours-ci à Marseille), ce très fin jeune homme poursuit sa vie à Cuba, fût-ce en marge.

Il y détonne, après une éducation reçue d'un grand-père pétri d'idéaux anti-autoritaires (et non scolaires). En toute intuition, Yanoski s'est développé loin de toute institution, y compris de formation. Il évoque sa vie entière sur le mode du flux, issu de sa pratique du Taï Chi (lui aussi), et baigné de philosophie taoïste. Il demande qu'on ne lui colle pas l'étiquette de danseur, ni même artiste, mais seulement d' « être humain engagé dans des actions ».

Il a fréquenté la danse de rue, le butô, les arts plastiques. « Je place les sensations avant toute chose. Ce n'est pas le mouvement qui m'intéresse, mais l'inconscient qui l'habite. Le mouvement n'est que mouvement. Il ne dit rien en lui-même. Mais il est très chargé ». On n'aura rien pu voir de son travail sur place. Mais on est resté étonné que Cuba ait aussi produit pareil manifeste de totale liberté dans l'imaginaire perceptif. L'improvisation y esquisse quantité de possibles.

Un matin, nous bénéficions d'une réception dans le salon d'honneur de l'ISA, cette université des arts en forme d'utopie architecturale, que Fidel Castro voulut afficher à la face des autres pays d'Amérique latine, à l'aube même de sa révolution. On y compte mille quatre cents étudiants. Le ronronnement des discours fut ponctué par une performance de la Quintena rueda, groupe interdisciplinaire oeuvrant dans ces amphis.

Deux garçons en costume impeccable entreprirent de jouer une musique raffinée. Soudain, leur partenaire féminine laissa tomber un verre, de toute sa hauteur. Sursaut. Réveil de notre part. Le verre est brisé au sol. C'est tout le décorum qui s'en trouve mis en cause. Cette jeune fille, Eleonora Fabiaõ, entreprend alors d'arpenter, pieds nus, ce tapis d'éclats tranchants, telle un fakir. Cela, sans que jamais en résulte la moindre égratignure. Soit une performance d'improvisation sur la prise de risque, et la façon dont un corps s'adapte. Un brin académique dans son principe. Mais qui en dit pas mal sur l'art de la démarche, chez certains jeunes artistes cubains.

Gérard Mayen

Fin du reportage

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