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« Aperçu – 5 Room Puzzle » de Tânia Carvalho

La chorégraphe portugaise distille un vertige, en combinant écriture de très haute exigence, et absence de résolution.

Un trouble profond, obsédant, peut naître de l'observation de la dernière pièce de Tânia Carvalho, Aperçu – 5 Room Puzzle. Faisons tout de suite droit à ce titre : un puzzle qui serait composé de cinq pièces ne peut exister. Il n'existe aucune façon d'aboutir à une forme close et homogène à partir de ce nombre de pièces.

ll faut le comprendre comme une métaphore ; laquelle renvoie par ailleurs à la poésie de Fernando Pessoa, lorsque celui-ci médite sur l'incommunicabilité absolue entre les êtres. Jamais un accord parfait ne pourra survenir. Toujours règne le malentendu, puisque nous ne nous adressons qu'à la projection que nous avons de l'autre ; non à cet autre même. Et réciproquement.

Le trio composé par la chorégraphe portugaise ne cesse ainsi de tisser une toile relationnelle dont jamais les mailles ne se recoupent. Sur le plateau, un danseur et une danseuse exécutent deux danses de qualités très proches, mais qui jamais ne convergent, ni ne se résolvent. On serait tenté de parler de deux solos développés côte à côte. Et pourtant non. C'est bien leur co-présence qui fait sens. Elle dégage un espace énigmatique, indéfiniment régénéré, qui aspire les tensions – entre eux, comme entre nous spectateurs et eux – jusqu'au vertige.

Il faut aussi compter avec un troisième personnage. On l'évoque bien séparément car celui-ci reste, pour l'essentiel, sur le bord du plateau, se déplace et bouge peu, principalement occupé à observer les deux autres. En fait, on n'en sait trop rien. Intégralement recouvert d'un accoutrement plus ou moins carnavalesque, plus ou moins archaïque, on ne distingue rien de ses expression, ni ne discerne aucun prétexte narratif à sa présence. Cette effigie est là. Elle cristallise un focus dans l'espace. Pas beaucoup plus. Or, serait-elle absente, que tout en serait transformé. Puisqu'il suffit d'être là pour faire pièce, et contrepoint.

Revenons à la paire plus nettement dansante. Elle évolue dans une perfection de gestuelle incisive, d'inductions directionnelles nettes, d'équilibrations impeccables, d'inclinaisons tenues, de dynamiques homogènes, par phrases brèves de durées globalement similaires, régulièrement segmentées de pauses. Cela compose une algèbre imperturbable, inépuisable, jamais identique, de pliés, de fléchis, de coudés, de positions, d'attitudes. Cela se transporte sur des pas sûrs entre glissé et sautillé, demi-pointes volontiers aussi. Le tout frise ici la grande science classique ; frôle là une cinétique de robot, ou de danseuse de boîte à musique. Obstinément enchaînés, ces motifs merveilleusement exécutés, n'en sont pas moins sans suite, et pourraient s'isoler chacun pour lui-même.

Parfois assez envahissante, la composition musicale de Diogo Alvim est de nature similaire, qui expose une suite hachée de sons livrés pour eux-mêmes, dans des modulations d'étirements, sans développement mélodique. Inventée par la chorégraphe elle-même, la partitipn lumineuse épouse elle aussi une logique analogue, qui découpe des plages et des pans colorés apparemment indifférents aux combinatoires et emplacements des figures sur le plateau.

Faut-il préciser qu'Aperçu – 5 Room Puzzle ne cultive pas une accessibilité commode aux yeux d'une bonne part de ses spectateurs. Il est pourtant possible de l'épouser par la faille, qui ne cesse de se creuser si on s'y est faufilé. Cette faille approfondit une magie énigmatique de la tension entre rigueur extrême d'une pièce précieuse, abstraite et savante, d'une part, et la présence toute concrète d'une situation donnée sans justification, et laissée sans résolution, d'autre part.

Gérard Mayen

Spectacle vu au Centre Pompidou (Paris), dans le cadre de la saison du Théâtre de la Ville hors les murs, le 12 janvier 2017.

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